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L´ interruption et la suspension de la prescription en droit des assurances

Par Jean-Luc Fagnart [Thelius]

Lundi 09.02.09


1. Il est de principe que les moyens qui empêchent la prescription sont la suspension (§1) et l’interruption (§2). Ce bel édifice, relativement cohérent, a été mis en péril par une loi irréfléchie du 22 août 2002 organisant l’interdépendance des actions en cours de prescription (§3). Tous ces bouleversements ont suscité des conflits de lois dans le temps. Ceux-ci doivent être résolus conformément aux règles du droit transitoire (§4).


§1 LA SUSPENSION DE LA PRESCRIPTION

2. La suspension de la prescription a pour effet de prolonger « la durée de la prescription du temps pendant lequel elle a été tenue en suspens » (cf. Note 1) . La Cour de cassation se prononce dans le même sens : « Lorsque la cause de suspension de la prescription de l’action (…) disparaît, le délai de prescription reprend cours, sa date d’échéance étant reportée d’une période égale à celle durant laquelle il a été suspendu » (cf. Note 2) .

Les causes de suspension ne sont pas nombreuses. Le Code civil rappelle d’ailleurs que la prescription court contre toutes personnes, « à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par la loi » (cf. Note 3) .


A/ La minorité

Le Code civil

3. La suspension de la prescription à l’égard des mineurs et des interdits prévue par l’article 2252 du Code civil est doublement incohérente.

La première incohérence résulte de la contradiction entre l’article 2252 et l’article 2278 du Code civil. Selon ce dernier texte, les courtes prescriptions instaurées par les articles 2271 et suivants « courent contre les mineurs et les interdits, sauf leur recours contre leurs tuteurs ». L’article 2252 dispose au contraire que la prescription ordinaire, nécessairement plus longue que les courtes prescriptions, « ne court pas contre les mineurs et les interdits ». Pourquoi suspendre une prescription longue et ne pas suspendre une prescription plus courte ?

La seconde incohérence est que la loi organise, en faveur des mineurs et des interdits, des régimes d’administration légale et de tutelle. Les administrateurs légaux et les tuteurs peuvent agir au nom du mineur et de l’interdit. Ils ne sont pas dans l’impossibilité d’agir. La Cour de cassation a décidé que, si la loi italienne prévoit, en cas de conflit d’intérêts entre le mineur et le parent exerçant la puissance parentale, la possibilité de nommer un curateur spécial, il n’y a pas d’impossibilité pour le mineur d’exercer l’action par suite d’un empêchement légal (cf. Note 4) . Il n’y a donc pas suspension de la prescription.

Compte tenu de ces incohérences, on comprend que la jurisprudence ait limité l’application de l’article 2252 du Code civil.


La jurisprudence traditionnelle

4. En droit des assurances, la jurisprudence a toujours fait prévaloir l’article 2278 du Code civil sur l’article 2252. La Cour de cassation a décidé que les cas dans lesquels la prescription court contre les mineurs et les interdits ne sont pas seulement déterminés par une disposition légale expresse. Il suffit que la volonté du législateur de déroger à la règle de la suspension de la prescription résulte de l’objet ou du but de la loi qui établit une prescription particulière. C’est pourquoi la Cour de cassation décide que la prescription de trois ans court contre les mineurs (cf. Note 5) .

Le même raisonnement est valable en matière d’actions en responsabilité civile. La suspension pour cause de minorité n’est pas applicable à l’action civile ayant pour objet la réparation d’un délit (cf. Note 6) .

Il a toujours été admis que la suspension de la prescription établie par l’article 2252 du Code civil en faveur des mineurs, n’est pas applicable à l’action civile se rapportant à une responsabilité extracontractuelle (cf. Note 7) . Rien ne permet de penser que ce principe serait abrogé, mais il faut constater qu’il cesse d’être d’application dès que le responsable est couvert par une assurance de responsabilité.


La loi du 25 juin 1992

5. Sans aucune justification dans l’Exposé des motifs, sans aucune discussion au cours des travaux préparatoires, la loi du 25 juin 1992 dispose, en son article 35, §1 : « La prescription court contre les mineurs, les interdits et autres incapables, sauf en ce qui concerne l’action visée à l’article 34, §2 ». L’action visée à l’article 34, §2 est celle qui résulte du droit propre que la personne lésée possède contre l’assureur.

Pourquoi avoir prévu la suspension de l’action directe du mineur contre l’assureur, alors que l’action en responsabilité n’est pas suspendue ? Lorsqu’un mineur dispose d’une action directe contre un assureur, il peut encore l’exercer, conformément à l’article 34, §2 de la loi, pendant cinq ans ou dix ans à partir de sa majorité.

Si, à l’âge de dix-huit ans, le mineur est placé sous le statut de la minorité prolongée ou sous le statut de l’interdiction, la suspension de la prescription se poursuit jusqu’à ce qu’il soit mis fin à ce statut et peut-être jusqu’à la mort de l’intéressé. On en arrive ainsi à une situation surréaliste : après la mort d’un handicapé mental ayant vécu de très nombreuses années, ses héritiers disposent encore d’une action directe dans le délai fixé par l’article 34, §2 de la loi …

L’insécurité juridique ainsi créée, va encore être aggravée par la loi du 22 août 2002 dont il sera question ci-dessous.


B/ La force majeure

Le droit commun

6. En droit commun, la force majeure n’est pas une cause de suspension de la prescription puisque celle-ci ne bénéficie qu’aux personnes qui se trouvent « dans quelque exception établie par la loi ».

A de multiples reprises, la Cour de cassation a décidé notamment que l’erreur de droit ne constitue pas une cause de suspension du cours de la prescription même lorsqu’elle est invincible (cf. Note 8) .

La victime, dans l’incapacité absolue d’agir contre le responsable, voit, en règle, la prescription continuer à courir contre elle. Ce principe cesse toutefois d’être d’application lorsque le responsable est couvert par une assurance de responsabilité.


Le droit des assurances

7. La loi du 25 juin 1992 vient à son secours. « La prescription ne court pas contre l’assuré, le bénéficiaire ou la personne lésée qui se trouve par force majeure, dans l’impossibilité d’agir dans les délais prescrits » (cf. Note 9) .

Le législateur n’a pas défini ce qu’il fallait entendre par force majeure. Selon la jurisprudence constante, celle-ci ne peut résulter que « d’un événement indépendant de la volonté humaine que l’homme n’a pu prévoir ou prévenir » (cf. Note 10) .

8. La Cour de cassation semble considérer que l’inexistence du droit à un moment donné est un cas de force majeure plaçant l’intéressé dans l’impossibilité d’agir dans les délais prescrits.

On sait que la Cour de cassation a décidé, par ses arrêts des 6 octobre 2000 (cf. Note 11) et 6 avril 2006 (cf. Note 12) que la loi du 25 juin 1992 est applicable aux sinistres antérieurs à son entrée en vigueur et que, sauf en cas de droits irrévocablement établis, la personne lésée dispose d’une action directe contre l’assureur.

Quel est le point de départ de la prescription de cette action directe ? La Cour de cassation a constaté que « la prescription ne peut pas courir contre la personne lésée qui s’est trouvée, avant l’entrée en vigueur de l’article 86 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre, dans l’impossibilité d’exercer son action directe ». La Cour en déduit que le délai de prescription du droit de la personne lésée pour intenter une action directe contre l’assureur, commence à courir au plus tôt à partir de l’entrée en vigueur le 1er janvier 1993 de l’article 86 de la loi du 25 juin 1992 (cf. Note 13) .

On a pu déduire que dans tous les cas où les droits des victimes d’un accident antérieur au 1er janvier 1993 ne sont pas irrévocablement fixés à cette date, la personne lésée peut encore introduire une action directe contre l’assureur de la responsabilité après l’entrée en vigueur de la loi, quel que soit le délai qui s’est écoulé entre l’accident et l’entrée en vigueur de la loi (cf. Note 14) .


C/ La convention des parties

9. La prescription n’est pas d’ordre public (cf. Note 15) . Les parties peuvent donc librement convenir d’une suspension de la prescription. Une telle convention est en principe licite.

Lorsque les parties ont conclu une telle convention, elles se trouvent dans une « exception établie par la loi » puisque la convention fait la loi des parties (cf. Note 16) .

10. Ces principes de bon sens risquent d’être remis en question lorsque l’on se trouve dans le cadre des prescriptions régies par la loi du 25 juin 1992.

En effet, l’article 3 de la loi du 25 juin 1992 dispose que toutes les dispositions qu’elle énonce sont en principe impératives. Un auteur en a déduit que tous les délais de prescription prévus par l’article 34 de la loi ne peuvent être ni allongés ni abrégés par convention (cf. Note 17) .

11. L’opinion est sans doute exprimée avec trop de rigueur. Le caractère impératif de la loi du 25 juin 1992 interdit certainement que, dans un contrat d’assurance, on convienne de modifier les délais de prescription prévus par la loi. Il est toutefois permis de déroger à une disposition impérative lorsque la personne protégée par cette disposition n’a plus besoin de la protection légale. On voit mal en quoi les droits de la personne lésée seraient mis en péril parce que l’assureur aurait l’amabilité d’accepter de suspendre (et donc de prolonger) la prescription de l’action directe.

12. La jurisprudence a bien compris le caractère simplement impératif des articles 34 et 35 de la loi.

Un arrêt rappelle que la prescription ne relève pas de l’ordre public de sorte que les parties sont en droit de renoncer à une prescription acquise (cf. Note 18) . On pourrait ajouter que le juge ne peut soulever d’office un moyen de prescription (cf. Note 19) .

Un autre arrêt énonce très clairement que le caractère impératif de la loi du 25 juin 1992 ne fait obstacle ni à ce que les parties conviennent de suspendre temporairement une prescription déjà commencée, et à ce que le juge estime que la prescription est suspendue en raison du comportement adopté par l’assureur ; elle recommence à courir lorsque la cause de suspension a cessé (cf. Note 20) .


§2 L’INTERRUPTION DE LA PRESCRIPTION

13. L’interruption diffère fondamentalement de la suspension. Alors que, après le temps de la suspension, la prescription recommence à courir pour le temps qui restait, l’interruption de la prescription a pour effet d’annihiler le temps passé : « Le temps écoulé est perdu » (cf. Note 21) . Un nouveau délai de prescription commence à courir dès que l’interruption prend fin. Le nouveau délai de prescription est, en principe, identique au délai initial.

Il existe des causes d’interruption de droit commun et des causes d’interruption propres au droit des assurances. Seules ces dernières feront ici l’objet d’un examen.

14. Sans préjudice des modes d’interruption du droit commun, le droit des assurances connaît des modes spécifiques d’interruption de la prescription.

Un jugement rappelle opportunément que la prescription de l’action récursoire de l’assureur contre l’assuré est interrompue par les causes ordinaires de l’interruption de prescription, prévues limitativement par les articles 2244 à 2248 du Code civil. Une reconnaissance du droit de l’assureur interrompt la prescription. Il en va de même en cas de paiement d’un acompte (cf. Note 22) .

La loi du 25 juin 1992 innove en ajoutant aux causes d’interruption de droit commun, deux causes particulières d’interruption de la prescription, l’une en faveur de l’assuré (A), l’autre en faveur de la personne lésée (B).


A/ L’interruption de l’action de l’assuré contre l’assureur

15. L’article 35, §3 de la loi du 25 juin 1992 énonce que si la déclaration de sinistre a été faite en temps utile, la prescription est interrompue jusqu’au moment où l’assureur a fait connaître sa décision par écrit à l’autre partie.

L’interruption commence au moment de la déclaration de sinistre. Celle-ci doit sans doute être faite « en temps utiles », mais on sait que les délais fixés pour la déclaration du sinistre n’ont qu’une valeur indicative. L’article 19, §1 de la loi du 25 juin 1992 énonce en effet que l’assureur ne peut se prévaloir de ce que le délai prévu au contrat pour faire la déclaration de sinistre n’a pas été respecté, dès lors que cette déclaration a été faite aussi rapidement que cela pouvait raisonnablement se faire. En outre, si l’assuré ne respecte pas le délai, l’assureur peut uniquement prétendre à une réduction de sa prestation à concurrence du préjudice qu’il doit démontrer avoir subi du fait du retard dans la déclaration.

L’interruption prend fin et la prescription recommence à courir dès le moment où l’assureur « a fait connaître sa décision par écrit à l’autre partie ». La décision de l’assureur peut être un refus de prendre en charge le sinistre ; elle peut être également une acceptation du sinistre. Lorsque l’assuré est informé de l’acception du sinistre, il serait imprudent pour lui de ne rien faire, du moins si l’assureur ne paie pas. La prescription de trois ans recommence à courir dès que l’assureur a fait connaître sa décision d’acceptation.

Lorsque l’assureur notifie sa décision, cette notification doit être faite clairement, c’est-à-dire de telle sorte que toute personne normalement raisonnable comprenne cette notification comme une décision de refus (ou d’acceptation) définitive (cf. Note 23) .


B/ L’interruption de l’action de la personne lésée contre l’assureur

16. La prescription de l’action directe de la personne lésée est interrompue dès que l’assureur est informé de la volonté de celle-ci d’obtenir l’indemnisation de son préjudice. Cette prescription cesse au moment où l’assureur fait connaître par écrit, à la personne lésée, sa décision d’indemnisation ou son refus (art. 35, §4).

Cette disposition suscite plusieurs questions.


Qui doit être informé ?

17. C’est bien entendu l’assureur qui doit être informé. Il suffit, mais il faut que la personne lésée manifeste par n’importe quel moyen, son intention d’obtenir l’indemnité (cf. Note 24) . La personne lésée doit également veiller à porter l’information à l’assureur de responsabilité lui-même, et non pas à un courtier ou à un assureur de protection juridique (cf. Note 25) .


Qui doit informer l’assureur ?

18. La jurisprudence était divisée. Certains tribunaux considéraient qu’il n’y a pas d’interruption de la prescription lorsque l’assureur est informé de la volonté d’indemnisation de la partie lésée par des voies tierces, telles par exemple une information dans la presse ou une information adressée à l’assuré (cf. Note 26) . D’autres tribunaux estimaient qu’il y avait interruption dès que l’assureur acquiert la connaissance de la volonté de la personne lésée d’obtenir une indemnisation (cf. Note 27) .

La Cour de cassation a eu à connaître d’un cas dans lequel l’avocat de l’assuré avait informé l’assureur de la procédure judiciaire diligentée contre l’assuré par une personne lésée. Une cour d’appel a considéré que cette lettre exprimait la volonté de la personne lésée d’obtenir une indemnisation. Le pourvoi reprochait à cet arrêt d’avoir retenu comme cause d’interruption de la prescription une lettre qui n’est pas l’expression de la volonté de la personne lésée d’exercer contre l’assureur l’action directe prévue par l’article 86 de la loi du 25 juin 1992. La Cour de cassation a décidé que l’article 35, §4 de la loi dispose que la prescription de l’action directe de la personne lésée est interrompue dès que l’assureur est informé de la volonté de la personne lésée d’obtenir l’indemnisation de son préjudice, mais qu’il n’est nullement nécessaire que l’assureur soit informé de la volonté de la personne lésée d’exercer l’action visée à l’article 86 de la loi (cf. Note 28) .

Les commentateurs rappellent que l’article 35, §4 dispose que l’assureur doit être informé de la volonté de la personne lésée « d’obtenir l’indemnisation de son préjudice » sans préciser de qui la personne lésée entend obtenir cette indemnisation. Le libellé de l’article 35, §4 (« l’assureur est informé ») permet de conclure que l’identité de l’informateur est indifférente. L’assureur peut être informé par un mandataire de la personne lésée.

On a été jusqu’à écrire que le texte de la loi semble même permettre l’interruption de la prescription lorsque l’assureur apprend par lui-même, « en lisant la presse par exemple », les intentions de la personne lésée. Cette opinion semble excessive. D’une part, l’assureur n’a pas l’obligation de lire la presse ; d’autre part, on sait que la presse colporte des informations tronquées et des rumeurs invérifiables ; de nos jours, elle n’exprime rien de crédible.


Quand prend fin l’interruption ?

19. La prescription de l’action directe est interrompue dès que l’assureur du responsable est informé de la volonté de la personne lésée d’obtenir une indemnisation (cf. Note 29) .

L’interruption de l’action directe cesse « au moment où l’assureur fait connaître par écrit, à la personne lésée, sa décision d’indemnisation ou son refus ». L’assureur qui veut faire cesser la période d’interruption, doit nécessairement recourir à l’écrit. L’utilisation de la lettre recommandée n’est pas obligatoire, mais est évidemment utile à l’assureur s’il veut se réserver un moyen de preuve.

La décision écrite que l’assureur notifie à la personne lésée doit être claire et sans équivoque (cf. Note 30) . Lorsque l’assureur a notifié sa décision, l’interruption prend fin. Le nouveau délai de prescription qui prend cours est égal à l’ancien, soit cinq ans.


§3 L’INTERDÉPENDANCE DES ACTIONS EN COURS DE PRESCRIPTION

20. La loi du 22 août 2002 portant diverses dispositions relatives à l’assurance obligatoire de la responsabilité en matière de véhicules automoteurs, a pour objet de transposer en droit belge la 4e directive « RC automobile » (cf. Note 31) . La loi apporte d’importantes modifications à la loi du 21 novembre 1989 relative à l’assurance obligatoire de la responsabilité en matière de véhicules automoteurs.

Souhaitant faire la toilette du texte de la loi du 21 novembre 1989, le législateur a cru bien faire en insérant dans l’article 35 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre, ce qui était le texte de l’article 15, §2 de la loi du 21 novembre 1989. Ce texte est le suivant :
« L’interruption ou la suspension de la prescription de l’action de la personne lésée contre un assuré entraîne l’interruption ou la suspension de la prescription de son action contre l’assureur. L’interruption ou la suspension de la prescription de l’action de la personne lésée contre l’assureur entraîne l’interruption ou la suspension de la prescription de son action contre l’assuré ».

Ce texte est actuellement celui de l’article 35, §3bis de la loi du 25 juin 1992.

21. Dans la loi du 21 novembre 1989 qui ne prévoyait pas la suspension de la prescription en faveur des mineurs, le texte reproduit ci-dessus était assez logique. On sait en effet que l’article 2249 du Code civil prévoit que l’interruption de la prescription à l’égard de l’un des débiteurs solidaires interrompt la prescription contre les autres. Il n’est pas irrationnel d’appliquer à des débiteurs tenus in solidum, comme l’assureur et l’assuré responsable, le mécanisme de l’article 2249 du Code civil.

En toute hypothèse, l’interruption de la prescription de l’action de la personne lésée contre un assuré ne peut produire aucun effet sur la prescription de son action contre l’assureur si cette prescription est déjà acquise au jour de l’acte interruptif ou suspensif (cf. Note 32) .

22. Ce qui est dramatique, c’est que le législateur du 22 août 2002 n’a pas compris qu’il modifiait, sans justification, le droit de la responsabilité civile.

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 22 août 2002, le responsable d’un dommage causé par un mineur pouvait se prévaloir des règles ordinaires de la prescription. La minorité n’était pas une cause de suspension.

Depuis la loi du 22 août 2002, cette jurisprudence classique continue à s’appliquer à tous les responsables, mais à la condition qu’ils ne soient pas assurés ! S’ils ont souscrit une assurance, la prescription de l’action du mineur contre l’assureur est suspendue en vertu de l’article 35, §1 de sorte que, conformément à l’article 35, §3bis, la suspension de la prescription du mineur contre l’assureur entraîne la suspension de la prescription de son action contre l’assuré.

Cette discrimination est-elle compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution ?


§4 DROIT TRANSITOIRE

A/ Rappel des principes

23. Le domaine des interruptions et suspensions de la prescription a connu, au cours des dernières années, des bouleversements importants. Il se pose donc nécessairement la question de l’application de la loi dans le temps.

Quels sont les principes régissant la solution des conflits de lois dans le temps en matière d’interruption ou de suspension de la prescription ?

La Cour de cassation a décidé que la prescription d’une action, liée à la nature du droit lui-même dont cette action constitue l’exercice, est en règle gouvernée par la loi qui régit l’obligation ; la règle s’applique aussi aux causes qui interrompent cette prescription (cf. Note 33) .

Pour déterminer les modes d’interruption ou de suspension de la prescription, on doit donc rechercher les règles applicables à la prescription elle-même et, au-delà, au droit dont l’action constitue l’exercice.

Il convient dès lors de faire application, en cette matière, des principes généraux du droit transitoire, à savoir le principe de la non-rétroactivité des lois et le principe de l’applicabilité immédiate de la loi nouvelle.


Le principe de la non-rétroactivité des lois

24. Le principe de la non-rétroactivité des lois est consacré par l’article 2 du Code civil : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». La Cour de cassation confirme que la loi qui modifie une règle de responsabilité ou établit une responsabilité nouvelle, ne saurait régir la réparation des dommages dont la cause est antérieure à sa mise en vigueur, à moins que le législateur ait entendu déroger au principe énoncé dans l’article 2 (cf. Note 34) . La Cour européenne des droits de l’homme confirme qu’une loi dérogeant de façon rétroactive au droit commun de la responsabilité, est contraire aux conventions de sauvegarde des droits de l’homme car elle prive les requérants de leur créance d’indemnisation (cf. Note 35) .


Le principe de l’applicabilité immédiate de la loi nouvelle

25. La loi nouvelle est censée être meilleure que la loi ancienne. Il est logique qu’elle s’applique immédiatement. Elle est évidemment applicable aux situations qui naissent à partir de sa mise en vigueur, mais aussi « aux effets futurs de situations nées sous le régime de la loi antérieure ou se prolongeant sous l’empire de la loi nouvelle » (cf. Note 36) .

La Cour de cassation s’est fondée sur ce principe pour décider que l’article 86 de la loi du 25 juin 1992 est applicable aux sinistres antérieurs à son entrée en vigueur, fixée au 1er janvier 1993, et que, « sauf en cas de droit irrévocablement établi », la personne lésée dispose d’une action directe contre l’assureur pour des faits antérieurs à cette date (cf. Note 37) . La Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de préciser ce qu’il faut entendre par « droit irrévocablement établi » (cf. Note 38) .


La conciliation des deux principes

26. La conciliation du principe de la non-rétroactivité de la loi ancienne et de celui de l’applicabilité immédiate de la loi nouvelle, n’est jamais aisée. En effet, aucun texte de portée générale ne règle la question.

Dans certains cas particuliers, la loi prévoit explicitement des dispositions transitoires (cf. Note 39) . A défaut de précisions dans le texte légal, il est généralement admis que le choix entre les deux principes se fait en distinguant d’une part les situations juridiques définitivement acquises et d’autre part les effets futurs de faits juridiques antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi (cf. Note 40) .


B/ Application des principes

27. Un arrêt important a fait application de ces principes en matière de prescription. Une loi qui crée une cause nouvelle d’interruption de la prescription ne saurait conférer à un acte accompli sous l’empire de la loi ancienne, l’effet d’interrompre une prescription en cours, que cette loi ne lui attribuait pas (cf. Note 41) . Cet arrêt confirme deux règles qui avaient déjà été dégagées par la doctrine.

La première est que la loi nouvelle ne peut, sans rétroactivité, rendre efficace un fait ou un acte qui n’avait pu constituer valablement une situation juridique sous l’empire de la loi ancienne (cf. Note 42) . Un acte qui n’était pas interruptif de prescription lorsqu’il a été accompli sous l’empire de la loi ancienne, ne le devient pas parce que la loi nouvelle prévoit qu’il l’aurait été s’il avait été accompli après sa mise en vigueur.

La deuxième règle est que la loi nouvelle peut, sans rétroactivité, rendre inefficace un fait qui avait constitué valablement une situation juridique sous l’empire de la loi ancienne (cf. Note 43) . Un acte qui était interruptif de prescription lorsqu’il a été accompli sous l’empire de la loi ancienne, ne cesse pas de produire ses effets, même si la loi nouvelle ne lui reconnaît pas un effet interruptif ; la loi nouvelle peut toutefois décider que les nouveaux délais de prescription qu’elle institue, commencent à courir dès son entrée en vigueur.

Ces deux règles concilient la sécurité juridique d’une part et l’efficacité de la loi nouvelle d’autre part.



Jean-Luc Fagnart
Professeur émérite à l’ULB
Thelius Avocats



Notes:


(1) H. DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, Bruxelles, Bruylant, t. VII, n° 1242.

(2) Cass., 15 mars 2000, JT, 2000, 557, note A. JACOBS ; JLMB, 2000, 1121, note A. JACOBS.

(3) Code civil, art. 2251.

(4) Cass., 30 juin 2006, JLMB, 2006, 1622.

(5) Cass., 30 juin 2006, JLMB, 2006, 1622.

(6) Cass., 1er juin 1995, JLMB, 1996, 346.

(7) Cass., 1er février 1877, Pas., 1877, I, 92.

(8) Cass., 20 mars 1995, JT, 1995, 233 ; JT, 1995, 495 ;- Cass., 18 novembre 1996, JT, 1997, 173.

(9) Loi du 25 juin 1992, art. 35, §2.

(10) Cass., 29 novembre 1999, JTT, 2000, 97.

(11) Cass., 6 octobre 2000, RDC, 2000, 762 ; JT, 2001, 924 ; RGAR, 2001, n° 13462 ; Bull.ass., 2001, 252, note M. HOUBEN ; RW, 2000-01, 516.

(12) Cass., 6 avril 2006, RDC, 2006, 760 ; RGAR, 2007, n° 14319.

(13) Cass., 6 octobre 2006, op.cit.

(14) M. REGOUT, « Quelques arrêts récents en matière de prescription de l’action directe de la personne lésée contre l’assureur de la responsabilité», in Liber Amicorum Jean-Luc Fagnart, Bruylant-Anthemis, 2008, 249, n° 15.

(15) Code civil, art. 2223.

(16) Code civil, art. 1134.

(17) B. DUBUISSON, « L’action directe et l’action récursoire », in La loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre. Dix années d’application, Academia-Bruylant, 2003, 147 et s., spéc. 170, n° 32.

(18) Bruxelles, 3 février 1999, TAVW, 1999, 211.

(19) Code civil, art. 2223.

(20) Mons, 30 novembre 2004, RGAR, 2006, n° 14177.

(21) H. DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge t. VII, n° 1161.

(22) Pol. Bruges, 25 mai 2000, Dr. circ., 2001, 137.

(23) Civ. Hasselt, 29 juin 2000, AJT, 2000-01, 603 ; RW, 2002-03, 712.

(24) B. DUBUISSON, « L’action directe et l’action récursoire », op.cit., 175, n° 35. Voy. toutefois en sens contraire, mais à tort, Gand, 10 juin 2004, RGAR, 2006, n° 14141.

(25) B. DUBUISSON, « L’action directe et l’action récursoire », op.cit., 175, n° 36.

(26) Civ. Namur, 7 mars 2001, Bull.ass. , 2002, 131, note F. LONGFILS ; RDC, 2001, 486, note J.L.

(27) Pol. Bruges, 23 décembre 2005, TGR-TWR, 2006, 216.

(28) Cass., 7 octobre 2005, RDC, 2006, 752, note C. VAN SCHOUBROECK : « Wil van de benadeelde om vergoeding te komen stuit verjaring rechtstreekse vordering » ; Pas., 2005, I, 240; Bull.ass., 2007, 33, note PH. FONTAINE, JT, 2006, 187 ; NJW, 2006, 74, note G. JOCQUÉ.

(29) Loi du 25 juin 1992, art. 35, §4.

(30) Pol. Bruges, 8 décembre 2005, Bull.ass. , 2007, 123.

(31) Directive 200/26/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 mai 2000 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs.

(32) M. REGOUT, « Quelques arrêts récents en matière de prescription de l’action directe de la personne lésée contre l’assureur de la responsabilité », in Liber Amicorum Jean-Luc Fagnart, Bruylant-Anthémis, 2008, 239 et s., spéc. 243, n° 6.

(33) Cass., 29 novembre 1990, Pas., 1991, I, 321 ; RW, 1990-91, 1201.

(34) Cass., 20 mars 1981, Pas. , 1981, I, 782.

(35) Cour eur. D.H., 20 novembre 1995, JTDE, 1996, 191.

(36) Cass., 2 mai 1994, Pas., 1994, I, 434.

(37) Cass., 6 octobre 2000, Pas. 2000, I, 525 ; RDC, 2000, 762 ; JT, 2001, 924 ; RGAR, 2001, n° 13462 : Bull.ass., 2001, 252, note M. HOUBEN ;- Cass., 6 avril 2006, Pas., 2006, I, 207 ; RDC, 2006, 760 ; RGAR, 2007, n° 14319.

(38) Sur cette question, voy. M. REGOUT, « Quelques arrêts récents en matière de prescription … », op.cit. , n° 16 et 17.

(39) Voy. notamment la loi du 10 juin 1998 sur la prescription.

(40) J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Traité de droit civil, Paris, LGDJ, 1977, 262, n° 354-357.

(41) Cass., 12 avril 2002, JLMB, 2002, 1217 ; JT, 2002, 447 ; RGAR, 2003, n° 13697 ; RW, 2003-04, 498, note P. POPELIER.

(42) J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Traité de droit civil, Paris, LGDJ, 1977, 270, n° 365.

(43) J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, op. cit., 268, n° 363 et 364.


Source : DroitBelge.Net - Actualités - 9 février 2009


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