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Encore un arrêt en matière de délai raisonnable contraire à l’enseignement de la CEDH

Charles-Éric Clesse

Mardi 17.09.24

1. Dans le cadre d’un contrôle, des inspecteurs du travail constatent des faits délictueux le 9 avril 2015 et entendent le gérant de la société le 5 mai 2015. Cette audition était nécessaire pour obtenir des explications sur la présence d’une personne dans le commerce au moment du contrôle. C’est à l’issue de cette audition que les inspecteurs ont eu connaissance de tous les éléments des infractions. Le délai pour notifier les procès-verbaux de constat a donc pris cours le lendemain, le 6 mai 2015. Les procès-verbaux de constat ont été notifiés les 18 et 19 mai 2015, soit dans le délai prescrit.

Le 6 juillet 2015, l’auditeur du travail a renoncé à intenter des poursuites pénales. Cette décision a été notifiée à l’autorité administrative compétente le 14 septembre 2015. Le 6 mai 2019, la société est invitée à présenter ses moyens de défense auprès de l’administration, ce qu’elle a fait par courriel du 24 mai 2019. Le 6 février 2020, la Région de Bruxelles-Capitale a pris la décision d’infliger une amende administrative de 5.400 € à la société.

Selon la cour du travail de Bruxelles :

« En l’espèce, le délai raisonnable des poursuites n’a pas pris cours à la date de la notification des procès-verbaux des services de contrôle et de police, qui n’emportaient pas d’inculpation. L’infraction relevée par l’inspection sociale, pourtant grave – à savoir l’absence de DIMONA – n’a d’ailleurs fait l’objet, ultérieurement, d’aucune poursuite ni amende administrative.

Ce délai n’a pas pu prendre cours à la date de la renonciation de l’auditeur du travail à intenter des poursuites pénales, cette décision n’ayant pas été notifiée à la [société].

En l’espèce, le délai raisonnable a commencé à courir à la date où la [société] a été invitée à présenter ses moyens de défense, soit le 7 mai 2019.

Le délai écoulé depuis lors n’est pas déraisonnable. »

2. Il va de soi qu’un tel jugement est tout à fait critiquable et fait fi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère que le délai raisonnable de l’article 6, § 1 er , de la Convention européenne des droits de l’homme débute à partir du moment où une personne fait l’objet d’une accusation.

L’accusation en matière pénale revêt un caractère autonome et doit s’entendre au sens de la Convention (cf. note 1). Le délai raisonnable de l’article 6 commence nécessairement le jour où une personne se trouve accusée (cf. note 2) . Mais le point de départ peut être antérieur à la saisine d’une juridiction de jugement (cf. note 3). Les arrêts Wemhoff et Neumeister du 27 juin 1968, puis l’arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, ont retenu respectivement le moment de l’arrestation, de l’inculpation (cf. note 4) et de l’ouverture des enquêtes préliminaires (cf. note 5). La Cour admet également, comme point de départ, le moment où une personne a le sentiment d’être soupçonnée d’une infraction pénale (cf. note 6).

Certes, notre Cour de cassation a dit pour droit que :

« […] les procès-verbaux des inspecteurs du travail dont il est question à l’article 9 de la loi du 16 novembre 1972 concernant l’inspection du travail, ont uniquement pour but de constater les infractions aux dispositions pénales citées par cette loi en vue de leur sanction ;

Qu’un tel procès-verbal ne constitue pas une “accusation” au sens de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors qu’il n’entraîne pas l’inculpation de l’intéressé et ne l’oblige pas davantage à prendre des mesures pour se défendre » (cf. note 7).

Cependant, comme nous l’avons déjà écrit, cet arrêt nous semble problématique car la notification d’un procès-verbal de constat d’infraction a, en droit pénal social, des conséquences importantes pour la situation personnelle de son destinataire : soit, il est obligé de prendre certaines mesures afin de se défendre immédiatement, soit il vit sous la menace de poursuites judiciaires en raison de tout autre acte d’enquête ou d’information. Comment en serait-il autrement alors que la grande majorité des procès-verbaux émanant d’une inspection du travail débouchent soit sur une transaction, soit sur des poursuites correctionnelles, soit, en cas de classement sans suite par le ministère public, sur l’ouverture d’une procédure administrative en vue d’infliger une amende au prévenu ? Toute personne qui reçoit un procès-verbal d’une inspection sociale sait que celui-ci est transmis automatiquement à l’auditorat du travail – ce transmis est renseigné sur le procès-verbal – pour suites pénales ou administratives.

À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a, dans son arrêt Pothoulakis du 15 juillet 2004, estimé qu’une audition administrative prise dans le cadre d’une enquête diligentée par le ministère de la Santé a des répercussions importantes sur la situation de l’intéressé. Dans le même sens, la cour d’appel d’Anvers a déjà admis que le délai raisonnable débutait dès l’audition d’une personne par des agents des douanes et accises (cf. note 8), et le tribunal correctionnel du Hainaut qu’il débutait à partir de la rédaction du procès-verbal de constat d’infraction dressé par une inspection sociale (cf. note 9).

3. La position retenue par la cour du travail de Bruxelles est donc parfaitement contraire à la jurisprudence de la Cour européenne et est préjudiciable à un contrevenant qui, comme en l’espèce, se voit sanctionner pour des faits simples près de cinq ans après les faits.


Charles-Éric Clesse
Professeur ordinaire à l’ULB
Directeur adjoint de l’IFJ


Notes:

1. Cour eur. D.H., 28 juin 1978, König, série A, n° 27, p. 29, § 88.
2. Cour eur. D.H., 27 juin 1968, Neumeister, série A, n° 8, p. 41, § 18. Dans le même sens, en matière fiscale : Cass.,
14 janvier 2014, R.G. n° P.12.1777.N, www.juportal.be.
3. Cour eur. D.H., 21 février 1975, Golder, série A, n° 18, p. 15, § 32.
4. Cass., 23 juin 2020, R.G. n° P.20.0020.N, www.juportal.be. En ce sens égal., C. trav. Bruxelles, 17 décembre 2009, J.T.T., 2010, p. 151.
5. Série A, n° 7, pp. 26-27, § 19 ; n° 8, p. 41, § 18 ; n° 13, p. 45, § 110. La cour du travail d’Anvers retient également la date de l’apostille adressée par l’auditeur du travail à un service d’inspection du travail (12 janvier 2001, Chron. D.S., 2001, p. 427).
6. Cour eur. D.H., 31 mai 2001, Metzger, § 31 ; Cour eur. D.H., 10 décembre 1982, Foti e.a., série A, n° 56, p. 18.
7. Cass., 20 mars 2000, Pas., 2000, p. 191 ; R.W., 2000-2001, p. 623, avec note B. De Smedt, « Het beginpunt van de redelijk termijn in zaken van sociaal strafrecht ». Pour une application par les juridictions inférieures, voy. : C. trav. Bruxelles, 1 er mars 2012, J.T.T., 2012, p. 313 ; C. trav. Liège, 8 janvier 2010, Chron. D.S., 2011, p. 282, avec note Ch.-E. Clesse, « Quand commence le délai raisonnable en droit pénal social ? » ; Trib. trav. Bruxelles, 16 janvier 2013, avec note Ch.-E. Clesse, Chron. D.S., 2013/8, pp. 432-
434 ; C. trav. Bruxelles, 8 septembre 2011, avec note Ch.-E. Clesse, Chron. D.S., 2013/9, pp. 496-497.
8. Anvers, 13 février 2002, R.W., 2002-2003, p. 1062 et obs. L. Vandenberghe.
9. Corr. Hainaut, div. Charleroi, 14 septembre 2015, Chron. D.S., 2016/2, p. 92 avec note Ch.-E. Clesse, « Un bon point de départ pour le délai raisonnable ».



Cet article a été précédemment publié par le même auteur dans le Bulletin Social et Juridique.(www.lebulletin.be)



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