1. Pater is est quem nuptiae demonstrant (note 1) . Les juristes adorent psalmodier des sottises en latin. Parmi toutes ces inepties, la palme revient assurément à l’adage Nemo censetur ignorare legem. Il est, de toutes les fictions juridiques, la plus « cynique » (note 2) et la plus irréaliste.
« Des lois innombrables, et qui changent vite, souvent incohérentes entre elles, rarement bien rédigées ; il n’y a pas grande originalité à critiquer le législateur moderne » (note 3) .
Les critiques, aujourd’hui, portent sur la quantité excessive des lois et règlements (section 1) et sur leur qualité insuffisante (section 2).
Section 1 – La surabondance des normes
2. Des normes européennes, fédérales, régionales, communautaires, déferlent chaque jour dans un magma incontrôlable.
Les spécialistes dénoncent cette situation (note 4) . Les praticiens en font autant : "on voit qu'il y a une avalanche de lois et de textes de règlements, qui font qu'aujourd'hui il devient difficile de suivre la trace de tout ce qui se fait" (note 5) .
En 2006, le Moniteur belge, qui n’est plus imprimé sur papier, comportait 76.306 pages. Lorsque l’on sait qu’un travailleur consacre à sa profession environ 1.650 heures par an (note 6) , on constate que le juriste normal, qui ne serait jamais malade et qui consacrerait tout son temps de travail à la lecture du Moniteur, devrait lire, comprendre et retenir 46 pages à l'heure et disposerait donc de 1’18’’ pour chaque page. Ce lecteur assidu du Moniteur n’aurait évidemment pas le temps de se livrer au travail de coordination nécessaire, ni de lire le Journal officiel des Communautés européennes, ni de prendre connaissance de la jurisprudence ou de la doctrine.
En raison de la prolifération des lois et des règlements, le droit est devenu inaccessible (note 7) .
Section 2 – La déficience des textes
3. Lorsqu’il a l’occasion de prendre connaissance des lois et règlements, le juriste éprouve souvent l’angoisse de l’interprétation d’un texte si confus qu’il est parfois sibyllin (note 8) . A plusieurs reprises, le soussigné a exprimé son désarroi devant des textes aussi mal écrits que mal pensés (note 9) .
D’autres auteurs ont fait un constat similaire (note 10) .
Le sujet est d'importance. La Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles y a consacré sa séance de rentrée du 12 janvier 2007 (note 11) .
De toute part, des voix fusent pour réclamer moins de lois et plus de clarté dans les textes (note 12) .
4. Même lorsque le texte est clair, les difficultés d'interprétation sont considérables (note 13) .
A l'audience, on voit souvent des avocats intelligents défendre des thèses posées, mais l'une et l'autre parfaitement raisonnables. Dans les juridictions collégiales, le délibéré est la démonstration que des magistrats consciencieux, compétents et objectifs peuvent donner de la loi des interprétations extrêmement diverses.
Le législateur lui-même est conscient du problème, puisqu’il impose au juge de juger malgré « l’obscurité ou l’insuffisance de la loi » (note 14) .
Par un arrêt du 29 décembre 2005, le Conseil constitutionnel de France a décidé que "viole la Constitution la loi qui, par sa longueur, son caractère à la fois imbriqué et incompréhensible pour le contribuable, et ambigu pour le professionnel, par la multiplicité des renvois qu'elle contient, est d'une complexité telle que les incertitudes qui en résulteraient seraient source d'insécurité, de malentendus, de réclamations et de contentieux" (note 15) .
L'organisation par la loi des procédures d'appel et de cassation confirme, si besoin en était, que le premier juge peut se tromper. La Cour de cassation ne se trompe-t-elle jamais ?
Il est sans doute impossible d'exercer une voie de recours contre les arrêts de la Cour de cassation. Ceux-ci ont l'autorité de la chose jugée, mais il faut bien reconnaître qu'il s'agit d'une fiction, c'est-à-dire une règle inexacte, nécessaire et limitée (note 16) .
La doctrine, parfois impertinente, critique souvent les arrêts de la Cour de cassation. La Cour de cassation elle-même opère parfois un "revirement de jurisprudence". Qu'est ce qu'un revirement de jurisprudence, si ce n'est l'aveu que la solution ancienne était inexacte ? Du moins le croit-on, car il n'est pas exclu que ce soit la solution ancienne qui était la bonne et que la solution nouvelle verse dans l'erreur …
5. Il faut se rendre à l’évidence ; un bon juge intelligent, attentif et compétent, peut ignorer ou méconnaître la loi.
Toute erreur de droit n’est pas une faute. Cela ne veut pas dire que le juge peut tout ignorer du droit. Il existe un bon nombre de « normes juridiques établies » (note 17) dont la méconnaissance est constitutive de faute.
Jean-Luc Fagnart
Avocat au barreau de Bruxelles
Cabinet Thelius
Notes:
(1) Cette affirmation est d’une exactitude statistiquement approximative. A l’époque où les analyses de l’ADN pouvaient être effectuées à l’insu des intéressés, les facultés de médecine n’ont pas osé révéler que le décryptage de l’ADN permettait de constater qu’il était biologiquement impossible, dans 15% des cas, que le mari soit le père de l’enfant.
(2) D. DELI, « Het onderwijs in de basisbeginselen van ons rechtssysteem : geen overbodige luxe voor het secondair onderwijs. « Eenieder wordt geacht de wet te kennen », wellicht de meest cynische juridische fictie », TORB, 1996-97, 312-315; S. WEERTS et C. THIEBAUT, « Nul n'est censé ignorer la loi », Journ. Jur., 2004, n° 34, 4.
(3) J. CARBONNIER, Flexible droit, Paris, LGDJ, 9e éd., 1998, 190.
(4) Voy. notamment J. DUMORTIER, M. PENNINCKX et Y. TIMMERMANS, « Qui est encore censé connaître la loi ? »; JT, 1993, 253-263.
(5) A. MILLER, « Les tendances sociétales, des opportunités ou des défis ? », Rev. bancaire et financière, 2007, pp. 24 et sv., spéc. p. 26.
(6) Soit 7 h 30' de travail pendant 220 jours.
(7) J. LIENARD, « Over de (on)toegankelijkheid van onze wetgeving », RW, 1995-96, 209-218.
(8) Sur l'interprétation, voy. J. COMBACAU, « Interpréter des textes, réaliser des normes : la notion d'interprétation dans la musique et dans le droit », in Mélanges Paul Amselek, 261-277.
(9) J.L. FAGNART, « Le projet de loi sur les pratiques du commerce et sur l’information et la protection du consommateur », RDC, 1991, 258-298 ; « La proposition de directive sur la responsabilité du prestataire de services », Bull. ass., 1991, 235-275 ; « L’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation après la réforme bâclée du 30 mars 1994 », RGAR, 1994, n° 12338 ; « L’entremise et la distribution dans le secteur des assurances. Commentaire de la loi du 27 mars 1995 », JT, 1995, 734-740 ; « Une loi relative à la réparation des accidents médicaux ? », in Actualité et perspectives en droit médical, UCL, 2007 (sous presse).
(10) B. BOUCKAERT, « Verdwaald in de jungle van de wet. Biedt rechtsdwaling een uitkomst ? », TPR, 1993, 1347-1407; A. CRUQUENAIRE, « L'incidence de la lisibilité de la loi sur la validité des conventions : l'erreur de droit, nouvelle savonnette à vilains ? », in Liber Amicorum Michel Coipel, 233-253; - K. KERAMEUS, « Quelques réflexions sur la longueur et la complexité des textes normatifs », in De tous horizons. Mélanges Xavier Blanc-Jouvan, 91-102; - H. MOYSAN, « L'accessibilité et l'intelligibilité de la loi. Des objectifs à l'épreuve de la pratique normative », AJDA, 2001, 428-437.
(11) L. KALENGA, « D'une curieuse déraison », JT, 2007, 25-29 : "Il me plaît de penser qu'afin d'accomplir son œuvre de manière saine et raisonnable, le législateur (…) devrait inscrire dans la loi des principes féconds et éviter que celle-ci ne se perde dans l'énumération de règles prétendument exhaustives destinées à envisager dans le moindre détail toutes les situations censées être couvertes par la loi".
(12) B. HUBEAU, « Betere en eenvoudigere regels leiden tot minder klachten : over kwaliteit van regelgeving », CDPK, 2005, 699-703; - U. KARPEN, « Less quantity, more quality. Some comparative aspects of science and art of legislation in European countries », in Légistique formelle et matérielle, 319-330; - H. XANTHAKI, « The problem of quality in EU legislation : what on earth is really wrong ? », CML Rev., 2001, 651-676.
(13) voy. B. FRYDMAN, Le sens des lois, Bruxelles, Bruylant; Paris, LGDJ, 2005 (696 pages).
(14) Code judiciaire, art. 5.
(15) Conseil Constitutionnel (SR), 29 décembre 2005, JT, 2006, p. 432, et la note D. Batselé : "La qualité de la loi, une obligation pour la législateur et une garantie pour les administrés".
(16) La fonction a été définie comme "un procédé technique qui consiste à placer par la pensée un fait, une chose, une personne, dans une catégorie juridique sciemment impropre pour la faire bénéficier, par voie de conséquence, de telles solutions pratiques, propres à cette catégorie" (R. Dekkers, La fiction juridique : étude de droit romain et de droit comparé, Sirey, 1935, n° 137; Voy. aussi P. Foriers, "Présomptions et fictions", in Les présomptions et les fictions en droit, Travaux du Centre national de recherches et logique, Bruylant, 1974, pp. 7 et sv., spéc. p. 16.
(17) Cass., 19 décembre 1991, Pas., 1992, I, 316, et les conclusions du Procureur général Velu ; JT, 1992, 142, et les conclusions du Procureur général Velu ; JLMB, 1992, 42, note F. PIEDBOEUF ; RGDC, 1992, 60, note A. VAN OEVELEN ; RCJB, 1993, 285, note F. RIGAUX.
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