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Baux de résidence principale et baux de droit commun: le paiement des loyers au temps du COVID-19

Par J.-R. Dirix & S. Dienst (Xirius)

Mercredi 01.04.20

INTRODUCTION

Les conséquences du virus Covid-19 sont très incertaines et les mesures imposées par le gouvernement créent une incertitude pour l’exécution de plusieurs contrats.

Les contrats de baux ne sont pas en reste et se pose plus particulièrement la question du paiement des loyers : cette obligation peut-elle faire l’objet d’une exonération temporaire ou à tout le moins être postposée ?

Nous aborderons ici la question des baux de résidence principale et des baux de droit commun (notamment les baux de résidence secondaire et les baux de bureau).


FORCE MAJEURE

Avant de pouvoir mesurer les conséquences juridiques du coronavirus, il est d'abord nécessaire d'exposer brièvement ce qu'est la force majeure.

La force majeure peut être définie comme un évènement imprévisible survenu postérieurement à la conclusion de la convention, qui rend impossible l’exécution de l’obligation du débiteur, indépendamment de toute faute de ce dernier.

Pour qu’il y ait force majeure, trois conditions cumulatives doivent donc être remplies :

1) l’évènement ne peut pas être imputable à l’un des cocontractants ;

2) l’évènement doit échapper à toute prévision normale, ce qui implique deux éléments : 1) le débiteur n’aurait pas pu en tenir compte lors de la conclusion de l’accord ; 2) le débiteur n’était pas raisonnablement en mesure d’empêcher ou d’éviter l’évènement et ses conséquences.

3) l’évènement doit constituer un obstacle insurmontable empêchant les parties de réaliser leurs obligations. L’évènement doit donc rendre l’exécution des obligations contractuelles impossible et pas seulement plus onéreuse.

La force majeure constitue une cause libératoire pour le débiteur. La force majeure empêche la partie contractante d'être considérée pour responsable d'une rupture de contrat. Après tout, nul n’est tenu à l'impossible.


CORONAVIRUS OU LES MESURES GOUVERNEMENTALES ?

Il convient de souligner que le coronavirus en lui-même pourra difficilement être considéré comme un cas de force majeure. Le coronavirus en soi ne rend pas impossible l'exécution des contrats, a fortiori l’exécution des contrats de baux.

Ce sont les décisions du gouvernement qui apparaissent devoir être considérées comme une situation de force majeure.

En effet, par le jeu de plusieurs arrêtés ministériels successifs, le gouvernement belge a imposé plusieurs mesures susceptibles d’avoir des conséquences sur les contrats de baux.

Ainsi, l’article 2 de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 stipule ce qui suit :

« Le télétravail à domicile est obligatoire dans toutes les entreprises non essentielles, quelle que soit leur taille, pour tous les membres du personnel dont la fonction s’y prête. Pour les fonctions auxquelles le télétravail à domicile ne peut s’appliquer, les entreprises doivent prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance d’15 mètre entre chaque personne. (…) Les entreprises non essentielles dans l’impossibilité de respecter les mesures précitées doivent fermer ».

L’article 3 prévoit une dérogation pour les entreprises des secteurs cruciaux et pour les services essentiels, visés à l’annexe de l’arrêté ministériel.

L’article 8 dispose quant à lui que les personnes sont tenues de rester chez elles et qu’il leur est interdit de se trouver sur la voie publique et dans les lieux publics, sauf en cas de nécessité et pour des raisons urgentes.


APPLICATION DES CONDITIONS DE LA FORCE MAJEURE AUX BAUX

La première condition, celle de l’extériorité, apparaît ne poser aucune difficulté.

Il en est de même de celui de l’imprévisibilité, à tout le moins pour les contrats conclus avant le mois de janvier 2020.

Pour les contrats conclus à partir de janvier 2020, certains pourraient prétendre que l’épidémie était annoncée, et ce même avant la mise en place des réglementations sanitaires imposées. Il sera cependant bien souvent malaisé pour le bailleur d’établir que les mesures gouvernementales étaient prévisibles.

L’imprévisibilité devra être examinée au cas par cas et appréciée au jour de la conclusion du bail.

Mais c’est surtout la troisième condition, celle de l’irrésistibilité de l’évènement, qui engendrera la plupart des discussions entre les parties.

Les mesures prises par le gouvernement rendent-elles impossible l’exécution par le preneur de son obligation de payer le loyer, et non simplement plus difficile ?

S’agissant d’une obligation pécuniaire, le recours à la force majeure apparait difficilement envisageable.

En effet, une telle obligation relative à une somme d’argent n’est généralement pas considérée comme étant impossible à exécuter car l’argent est une chose de genre (i.e. les choses de genre désignent des biens qu'on ne peut pas individualiser et qui sont librement interchangeables) laquelle ne périt pas, en ce sens qu’il est toujours possible d’exécuter l’obligation en cause (« genera non pereunt »).

L’on enseigne traditionnellement que la force majeure ne peut être invoquée avec succès lorsque l’obligation litigieuse porte sur une chose de genre. La Cour de cassation a jugé que l’impossibilité d’exécution « ne se conçoit même point lorsque l’obligation ne consiste que dans le paiement d’une somme d’argent » (Cass., 13 mars 1947, Pas., 1947, I, p. 108).

La doctrine et la jurisprudence refusent généralement d’admettre la libération du débiteur pour cause de force majeure économique ou force majeure financière, quand bien même cet état résulterait lui-même d’un cas de force majeure (voir les références citées dans J. Van Zuylen, “L’obligation de somme peut-elle être atteinte par la force majeure ? Une question de genre !”, note sous Cass. 28 juin 2018, R.G.D.C., 2020/1, p. 29).

Il convient de garder à l’esprit que les parties d’un bail sont tenues par des obligations synallagmatiques. C’est en contrepartie d’une jouissance des lieux loués que le locataire a, quant à lui, l’obligation (notamment) de payer le loyer.

Si le bailleur est mis dans l’impossibilité de faire jouir le locataire de la chose louée, les obligations corrélatives du locataire disparaissent.

A l’examen des mesures prises par le gouvernement, celles-ci n’apparaissent pas empêcher le bailleur, lié par un contrat de bail de résidence principale ou de droit commun, d’offrir une jouissance normale et paisible à son locataire.

La messe est-elle pour autant dite ?


ASSOUPLISSEMENT POSSIBLE ?

Certes, certains auteurs considèrent que la jurisprudence a assoupli l’application de l’adage genera non pereunt et qu’il suffit, même pour une dette pécuniaire, que le débiteur se trouve en présence d’une véritable impossibilité d’exécution non fautive, découlant d’une cause étrangère (F. Glansdorff, « la force majeure », J.T., 2019, p. 355).

Un consensus existe pour affirmer que l’obligation contractuelle doit être impossible, pas juste plus onéreuse. Par contre, des auteurs ont considéré qu’il suffit d’une impossibilité normale, eu égard aux circonstances, faisant ainsi la distinction entre l’impossibilité réelle normale d’exécution et non l’impossibilité théorique absolue (H. De Page, « Traité élémentaire de droit civil belge », T. II, Bruylant, Bruxelles, 1964, p. 562).

Quant à l’impossibilité du bailleur de fournir la jouissance, plusieurs auteurs admettent que celle-ci doit être examinée à la lumière de la destination convenue entre les parties.

Pour le bail de résidence principale, les mesures gouvernementales ne portent nullement atteinte à la destination convenue : le preneur pourra continuer à occuper celui-ci à ce titre.

Pour les baux de droit commun, il faudra examiner attentivement la destination que les parties ont conférée aux locaux loués.

S’agissant de bureaux, un preneur pourrait-il revendiquer, pour obtenir une exonération de son loyer, que, bien que le gouvernement n’ait pas ordonné leur fermeture, ils ne peuvent pas être utilisés en tant que tels suite aux mesures gouvernementales, dès lors qu’il est tenu de recourir au télétravail (à moins que la fonction du personnel ne s’y prête pas) ?

Pour rappel, l’article 2 de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 dispose que « le télétravail à domicile est obligatoire dans toutes les entreprises non essentielles, quelle que soit leur taille, pour tous les membres du personnel dont la fonction s’y prête. Pour les fonctions auxquelles le télétravail à domicile ne peut s’appliquer, les entreprises doivent prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance d’1,5 mètre entre chaque personne. (…) » (nous soulignons).

Il faudra examiner la question en l’espèce, en tenant compte de l’éventuelle utilisation résiduelle des locaux (espace de stockage par exemple).

La réponse apparaît complexe et sera tranchée au cas par cas, par l’appréciation du juge qui demeure souveraine.

Quant aux baux relatifs à une seconde résidence, la question pourrait également engager des débats.

L’article 8 de l’arrêté ministériel ordonne aux personnes de rester chez elle. Seuls les déplacements essentiels sont autorisés et se rendre dans une résidence secondaire n’apparait pas en faire partie.

Plusieurs bourgmestres, notamment de communes situées le long de la Côte belge, ont par ailleurs pris des arrêtés de police interdisant l’accès à leur commune aux personnes n’étant pas ressortissantes de celle-ci. D’aucuns pourraient y voir une impossibilité pour le bailleur de faire jouir le locataire d’une seconde résidence, en sorte que les obligations corrélatives du locataire disparaîtraient.

Il faudra cependant encore composer avec le fait que, arguant que le bailleur fait face à une impossibilité de fournir la jouissance conformément à la destination convenue, le preneur ne sera pas pour autant disposé à (ou pas en mesure de) restituer, ne fut-ce que temporairement, les lieux loués au bailleur.


VERS UN EXAMEN DES CIRCONSTANCES ?

Les circonstances de l’espèce semblent donc devoir s’immiscer dans le débat et il appartiendra in fine au juge de déterminer et d’apprécier si le preneur peut être exonéré de l’obligation de payer son loyer. A cet égard, le cadre légal de la force majeure n’est pas forcément égal au cadre judiciaire.

Les circonstances de l’espèce pourront, si elles ne permettent pas d’exonérer les parties de leurs obligations, soulever la question de l’abus de droit, théorie selon laquelle il interdit aux parties d’exercer leurs droits d’une manière qui dépasse manifestement les limites d’un exercice normal par une personne normalement prudente et diligente, et celle de l’exécution de bonne foi des conventions.

Les circonstances pourront encore être admises dans le cadre d’un délai supplémentaire qui serait sollicité par le preneur pour payer sa dette.

Il conviendra bien évidemment d’examiner le texte du bail. Il n’est pas exclu que celui-ci contienne des dispositions contraires aux principes évoqués ci-dessus.


LA NÉGOCIATION

Les magistrats examineront donc les circonstances du cas qui leur sera présenté. Dans cet exercice, ils ne pourront vraisemblablement pas satisfaire les deux parties.

Dans ces conditions, les parties n’ont-elles pas intérêt à se mettre autour de la table et de trouver une solution négociée et de consacrer cela de manière précise et claire dans un « coronaccord » ?

Ainsi, les parties s’éviteraient un litige qui n’est pas près d’être tranché (le confinement impacte bien évidemment le déroulement des audiences judiciaires ou, plus généralement, l’accès à la justice) et qui peut présenter des aléas alors qu’il est certain qu’il laissera des stigmates sur une relation appelée en principe à durer longtemps.



Jean-Rodolphe Dirix
Avocat Xirius Immo
(jrd@xirius.be)

Sophie Dienst
Avocat Xirius Immo
(sd@xirius.be)







Source : DroitBelge.Net - Actualités - 01.04.2020


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