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Les questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle

Par E. Jacubowitz & C. Caillet

Vendredi 13.04.18


La compétence de la Cour Constitutionnelle en matière de questions préjudicielles est régie par les articles 26 à 30 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour Constitutionnelle.

Une question préjudicielle est une question posée par un juge à un autre juge (cf. Note 1) .

La question préjudicielle émane en effet d’une « juridiction », qui, saisie d’un litige, décide d’interroger la Cour constitutionnelle sur la conformité de la norme qu’elle s’apprête à appliquer avec une ou plusieurs normes qui lui sont supérieures.

La notion de juridiction n’est pas définie dans le texte de loi (cf. Note 2) mais a été interprétée de manière relativement large dans la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle (cf. Note 3) .

La question préjudicielle soumise à la Cour constitutionnelle aura pour objet une norme à valeur législative (cf. Note 4) . La question portera donc sur une loi (spéciale ou non), un décret (communautaire ou régional, spécial ou non), une ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale, une ordonnance adoptée par la Commission communautaire commune ou encore un décret adopté par la Commission communautaire française dans les matières qui lui ont été transférées par la Communauté française (cf. Note 5) .

Aucune limite de temps n’est fixée au contentieux préjudiciel de sorte que la Cour pourra être saisie d’une question préjudicielle à tout moment, y compris concernant des normes de valeur législative adoptées plusieurs années auparavant.

Plus précisément, la Cour constitutionnelle pourra être interrogée sur :

- la compatibilité d’une norme à valeur législative au regard des règles répartitrices de compétences (cf. Note 6) ;

- un conflit entre décrets ou entre règles visées à l'article 134 de la Constitution émanant de législateurs distincts et pour autant que le conflit résulte de leur champ d'application respectif (cf. Note 7) ;

- la compatibilité d’une norme à valeur législative au regard des articles du titre II de la Constitution « Des Belges et de leurs droits », ou encore des articles 170, 172 ou 191 de la Constitution (cf. Note 8) ;

- la compatibilité d’une norme à valeur législative au regard du principe de loyauté fédérale, consacré à l’article 143, §1er de la Constitution (cf. Note 9) .

En principe, lorsqu’une question préjudicielle est soulevée devant une juridiction, celle-ci est tenue de saisir la Cour constitutionnelle. Ce principe connait cependant plusieurs exceptions.

En effet, la juridiction ne sera pas tenue de poser une question préjudicielle lorsque :

- La juridiction est incompétente pour connaître de l’affaire ou lorsque l’action dont elle est saisie n’est pas recevable (sauf si les motifs d’incompétence ou d’irrecevabilité sont tirés de normes qui font l'objet de la demande de question préjudicielle) (cf. Note 10) ;

- La Cour a déjà statué sur une question ou un recours ayant un objet identique (cf. Note 11) . Dans ce cas, la norme dont la constitutionnalité est mise en doute doit être identique à celle qui a fait l’objet du contrôle antérieur et les reproches effectués à l’encontre de cette norme doivent également être identiques à ceux examinés par la Cour. Ce n’est que si le juge est sûr que la Cour s’est déjà prononcée sur le point de droit qui lui est soumis qu’il aura la faculté de ne pas saisir la Cour constitutionnelle et de se conformer à la solution donnée par la Cour dans son arrêt (cf. Note 12) .

Ces exceptions sont d’application générale à l’ensemble des juridictions susceptibles de saisir la Cour à titre préjudiciel.

A côté de ces exceptions générales, deux types d’exceptions peuvent encore être relevées, selon la nature du litige dont le juge est saisi ou le degré de juridiction :

- Lorsque la juridiction est saisie en référé, soit « lorsque la demande est urgente et que le prononcé au sujet de cette demande n'a qu'un caractère provisoire », ou doit statuer sur le maintien de la détention préventive, elle n’est pas tenue de saisir la Cour sauf s’il existe un doute sérieux quant à la compatibilité de la norme à valeur législative avec les règles susmentionnées dont la Cour assure le contrôle et qu’il n’existe pas de demande ou de recours ayant le même objet qui soit pendante devant la Cour (cf. Note 13) ;

- Lorsque les décisions de la juridiction saisie sont susceptibles de recours, soit lorsque la décision qui sera rendue est susceptible « selon le cas, d'appel, d'opposition, de pourvoi en cassation ou de recours en annulation au Conseil d'Etat », celle-ci n’est pas tenue de saisir la Cour si elle estime que la norme à valeur législative en cause ne viole manifestement pas l’une des règles précitées dont la Cour assure le contrôle ou que la réponse à la question préjudicielle soulevée n’est pas indispensable pour rendre sa décision (cf. Note 14) .

La décision par laquelle un juge décide de saisir la Cour constitutionnelle à titre préjudicielle n’est pas susceptible de recours. Si le juge décide au contraire de ne pas poser de question préjudicielle, il est tenu de motiver sa décision sur ce point et celle-ci ne pourra faire l’objet d’un recours distinct (cf. Note 15) . Il faudra donc dans ce cas attendre une décision définitive pour pouvoir contester ce refus en appel ou en cassation.

La procédure devant la juridiction qui a décidé de poser une question préjudicielle est suspendue pendant la saisine de la Cour. La juridiction ayant posé la question préjudicielle peut toutefois prendre les mesures provisoires nécessaires, notamment afin d'assurer la protection des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union européenne (cf. Note 16) .

Il est à noter que la juridiction qui a saisi la Cour à titre préjudiciel, de même que toutes les juridictions qui seront amenées à statuer dans cette affaire, sont tenues par la réponse apportée par la Cour constitutionnelle à la question préjudicielle (cf. Note 17) . Ainsi, si la Cour conclut à l’inconstitutionnalité de la norme, le juge sera tenu de ne pas l’appliquer. Si, en revanche, la Cour répond au juge que la norme n’est pas inconstitutionnelle, le juge pourra appliquer la norme en cause au litige. Il ne sera pas pour autant tenu de le faire car la question de l’applicabilité d’une norme au fond du litige est laissée à son appréciation (cf. Note 18) .

Enfin, la loi spéciale du 6 janvier 1989 relative à la Cour constitutionnelle prévoit que lorsque la question préjudicielle invoque la violation d’un « droit fondamental garanti de manière totalement ou partiellement analogue par une disposition du titre II de la Constitution ainsi que par une disposition de droit européen ou de droit international, la juridiction est tenue de poser d'abord à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle sur la compatibilité avec la disposition du titre II de la Constitution » (cf. Note 19) . La question de savoir si un droit fondamental est garanti de manière totalement ou partiellement analogue par une disposition du titre II de la Constitution doit, au besoin, être examinée d’office par le juge. Ceci étant, ceci ne porte pas atteinte à la faculté qu’a le juge de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne, et ce simultanément ou postérieurement à la saisine de la Cour constitutionnelle (cf. Note 20) .

Enfin, on notera que lorsque cela lui est nécessaire pour pouvoir rendre son arrêt, la Cour constitutionnelle peut, à son tour, poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sur l'interprétation des traités ou sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union (art. 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne).



Emmanuel JACUBOWITZ et Clémentine CAILLET
Avocats au Barreau de Bruxelles – XIRIUS PUBLIC




Notes:

(1) En ce sens, M.-F. RIGAUX et B. RENAULD écrivent que « la question préjudicielle est l’expression d’une interrogation posée par un juge à un autre juge» (M.-F. RIGAUX et B. RENAULD, La Cour Constitutionnelle, Bruxelles, Bruylant, 2009, p.173).

(2) L’article 142 de la Constitution indique que la Cour Constitutionnelle peut être saisie « à titre préjudiciel, par toute juridiction ».

(3) Outre les juridictions judiciaires et administratives, se sont ainsi déjà vu reconnaître le droit de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle : un collège des bourgmestres et échevins agissant comme juridiction en matière électorale (C.C., arrêt n°31/2002 du 30 janvier 2002), la Commission d’appel de l’Institut des experts comptables et des conseils fiscaux (C.C., arrêt n°12/2002 du 16 janvier 2002), … (Pour d’autres exemples, voir B. RENAULD, « Saisir la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle » in Saisir la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne, dir. P. MARTENS, Liège, Anthémis, 2012, pp. 86 et 87).

(4) A l’exclusion des normes portant assentiment à un traité constituant de l’Union européenne, ou à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou encore à un protocole additionnel à cette convention (article 26, §1erbis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 relative à la Cour constitutionnelle).

(5) B. RENAULD, « Saisir la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle » in Saisir la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne, dir. P. MARTENS, Liège, Anthémis, 2012, pp. 87 et 88.

(6) Article 26, §1er, 1° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(7) Article 26, §1er, 2° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(8) Article 26, §1er, 3° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(9) Article 26, §1er, 4° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle. Cette compétence a été accordée à la Cour suite à la Sixième Réforme de l’Etat (loi spéciale du 6 janvier 2014 relative à la Sixième Réforme de l’Etat, article 48). Cependant, la Cour tirait auparavant du principe de loyauté fédérale un principe de « proportionnalité » au regard duquel elle contrôlait les normes qui lui étaient soumises et ce dès avant la Sixième Réforme de l’Etat (M. VERDUSSEN, « Cour constitutionnelle » in Dictionnaire de la Sixième réforme de l’Etat,dir. M. UYTTENDAELE, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 296).

(10) Article 26, §2, alinéa 2, 1° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(11) Article 26, §2, alinéa 2, 2° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(12) M.-F. RIGAUX et B. RENAULD, La Cour Constitutionnelle, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 186.

(13) Article 26, §3 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(14) Article 26, §2, alinéa 3 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(15) Article 29 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(16) Article 30 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(17) Article 28 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(18) M.-F. RIGAUX et B. RENAULD, La Cour Constitutionnelle, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 207 et 208.

(19) Article 26, §4 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

(20) Article 26, §4 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.


Source : DroitBelge.Net - actualités - 13.04.2018


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